Rencontre avec Boris Cyrulnik

Petite enfance
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Après nous avoir fait l’honneur de venir en personne à Talence en 2019, Boris Cyrulnik a accepté de répondre à nos questions pour guider avec beaucoup de bienveillance les professionnels et les parents talençais.

Boris Cyrulnik, né le 26 juillet 1937 à Bordeaux, est un auteur de livres grand public traitant de psychologie et de récits de vie, ainsi qu’une personnalité médiatique française. Médecin neuropsychiatre de formation ayant un temps exercé comme tel mais aussi comme psychanalyste, il a animé un groupe de recherche en éthologie clinique au centre hospitalier intercommunal de ToulonLa Seyne-sur-Mer.

Il est actuellement directeur d’études du diplôme universitaire (DU) d’éthologie humaine1 de l’université de Toulon.

Talence Citémag’ : « Qu’ont apporté les neurosciences dans la compréhension des jeunes enfants ? »

Boris Cyrulnik : « Il a longtemps été dit que le bébé n’était qu’un produit biologique et que tant qu’il ne parlait pas, il ne pouvait rien comprendre. Les neurosciences ont démontré l’inverse après des décennies de débat scientifique. Aujourd’hui, nous savons incontestablement que le processus de structuration émotionnel de l’individu démarre dès sa vie intra-utérine, par le biais des émotions maternelles. C’est ce que l’on appelle l’épigénèse. Le ventre de la mère est donc la première niche sensorielle qui façonne les émotions. Or les substances hormonales du stress comme les catécholamines et le cortisol peuvent franchir la barrière du placenta et impactent ainsi le développement du fœtus.  Si c’est ponctuel, cela n’aura que peu d’impact, mais lorsque la maman est stressée de manière chronique, le bébé en déglutit de telles quantités dans le liquide amniotique qu’elles peuvent altérer cérébralement ses lobes préfrontaux et son circuit limbique. Cependant, il ne faut pas s’en désespérer, car dès lors que l’on sécurise la mère, elle (re)devient alors sécurisante pour son bébé : c’est la résilience intra-utérine.

Une fois arrivé au monde, la niche sensorielle du ventre devient celle des bras. Les bras de la mère, bien sûr, mais aussi ceux du père. Dans nos sociétés, il s’agit le plus souvent du mari et amant mais dans les faits, le père est celui qui va s’occuper de l’enfant : il peut s’agir du beau-père, de l’autre femme, de la grand-mère, de l’oncle dans certaines cultures africaines. Elisabeth Fivaz-Depeursinge, professeure à Lausanne, a montré que dans la première niche sensorielle (l’utérus) puis la deuxième niche (les bras du couple parental) un bébé apprend dix fois plus de choses si les deux parents s’entendent bien. L’enfant regarde sa mère parler, puis son père, il comprend s’ils sont fâchés, s’ils s’aiment, etc. Et lorsque ses parents crient, il a peur. Très souvent, les parents violents autour de l’enfant se défendent en disant « mais on ne l’a pas touché ». En vérité le fait que l’enfant soit témoin et s’imprègne de la violence de ses parents, c’est déjà un toucher du cerveau : ce dernier se met automatiquement en « knockout » comme le ferait celui d’un boxeur. Par conséquent, le développement d’un enfant dépend de sa niche sensorielle : si elle est riche, sécurisante, dynamisante et structurée, le bébé sera stimulé et dans sa troisième année de vie, lorsqu’il entrera à l’école, il aura un stock de 1000 mots contre seulement 300 pour un bébé développé dans une niche sensorielle appauvrie. Or aujourd’hui l’école fait la nouvelle hiérarchie sociale, on peut donc dire que l’inégalité sociale commence dès la grossesse.

Alors que j’étais encore étudiant, si un enfant avait des altérations cognitives on recherchait ce qui allait mal en lui : son cerveau, ses chromosomes, ses intoxications, etc. (autant d’accidents qui existent mais restent très minoritaires). Aujourd’hui avec les raisonnements écosystémiques, si un bébé présente des altérations cognitives, on se penchera, après avoir éliminé les causes pathologiques, sur la structure de sa niche sensorielle. Et c’est le plus souvent le malheur de la mère qui joue un rôle dans ses altérations.

Aujourd’hui donc, grâce aux découvertes des neurosciences, la prise en charge des enfants est différente et pour éviter les altérations dues au malheur de la mère, tout l’entourage est rendu responsable : la famille, les proches, mais aussi les politiques. Car cela implique aussi les décisions éducatives et politiques.

Talence Citémag’ : « Une fois que l’on comprend ces enjeux, en tant que parent, comment accompagner les jeunes enfants dans la gestion de leurs émotions ? »

Boris Cyrulnik : « Les enfants qui naissent aujourd’hui sont sculptés de manière différente : leurs émotions ne sont pas les mêmes, notamment avec l’apparition des écrans. Devant les écrans, les enfants ne savent pas traiter l’expression des émotions et notamment les mimiques faciales : l’écran ne leur a pas appris à contrôler leurs propres émotions.

Ces deux dernières générations ont connu 90% de toutes les découvertes techniques et scientifiques dont la pilule créée en 1926 et qui a été autorisée en 1969 en France. Cette loi a déclenché pour les femmes la possibilité et la volonté de devenir des personnes à part entière, d’avoir des métiers, de faire des études, etc. Le bouleversement était immense pour la société ! Actuellement le bond technologique s’accélère avec par exemple l’apparition des écrans mais les lois et les mœurs restent inchangés. Devant les écrans, les enfants sont soit médusés par l’écran, soit en train de hurler car ils ne savent pas traiter l’expression des émotions et notamment les mimiques faciales : l’écran ne leur a pas appris à contrôler leurs propres émotions.

Aujourd’hui, la famille n’a plus la même structure que la génération précédente et la dilution des liens familiaux nécessite l’intégration de substituts valables. Avant, un enfant se construisait dans une grande famille avec une maman, un Papa, une grand-mère (si elle n’était pas morte car avant la vieillesse n’existait pas, c’est un concept récent), des oncles et tantes et même un village autour de l’enfant. Tout le monde participait à l’éducation des enfants et il était facile de les élever puisqu’ils allaient à la communale à 12 ans et, en suivant leur certificat d’études les garçons allaient travailler à l’usine et les filles se consacraient à la maison en se préparant à la maternité (à 20 ans, toutes mes copines d’enfance avaient déjà un ou deux enfants). De nos jours, les couples se séparent de plus en plus facilement. C’est un progrès en un sens car avant, malgré un malheur conjugal dont l’enfant pâtissait, les couples étaient contraints de rester ensemble. Pour autant, Cependant, lorsqu’ils se séparent dès les premières années de vie du bébé (près de 60% en France) dans 73% des cas, l’enfant est confié à sa mère. La plupart de ces femmes se retrouvent alors seules et précarisées. Même avec un revenu décent, elles sont généralement contraintes de faire appel à des substituts au foyer familial : les assistantes maternelles, les crèches, les écoles. D’où l’importance des métiers de la petite enfance et de leur formation. Quand on était gamin on disait qu’il suffisait de nourrir, de laver et de « dresser » les garçons à coup de martinets. Des méthodes éducatives d’une immense brutalité ! Pour éviter le retour à ces méthodes, il est indispensable de développer les formations. Et les personnes qui s’engagent dans ces carrières en sont reconnaissantes et n’attendent que cela d’apprendre leur métier, de mieux comprendre les enfants. La preuve, à l’IPE où il y a une très bonne ambiance !

Enfin, vous devez considérer qu’en tant que parents, vous n’êtes pas seuls responsables, les décisions politiques et éducatives le sont elles aussi. D’où la nécessité de créer des lois qui protègent les femmes enceintes et intègrent la présence du deuxième parent au plus tôt. C’est pourquoi, avec la commission des 1000 jours, nous avons notamment recommandé l’allongement de la durée du congé paternité dont la réforme a fait grand bruit récemment. »

Une commission de 18 experts et présidée par Boris Cyrulnik qui, à la demande du Président de la République, a listé les préconisations pour les 1000 premiers jours de vie des enfants.

Talence Citémag’ : « La période de confinement que nous vivons a généré de l’inquiétude chez les adultes et une forme d’insécurité affective chez les enfants. Comme l’accompagner et la dépasser ? »

Boris Cyrulnik : « Il faut bien garder à l’esprit que tous les parents ne sont pas insécurisés et que l’injustice sociale est aggravée par la situation de confinement. Les parents bénéficiant d’une situation sociale privilégiée ne sont pas très agressés par le confinement. Au contraire : beaucoup d’entre eux en profitent pour retrouver une meilleure qualité de sommeil, s’adonner à la lecture, la musique, prendre soin d’eux-mêmes… Leurs enfants vont donc continuer à se développer dans de bonnes conditions et avec le rebond d’attachement qu’il y aura en sortie de confinement, ils seront tellement contents de revoir la maitresse et leurs camarades de classe qu’ils rattraperont en quelques mois leur retard.

 

En revanche, ceux qui naissent dans un foyer déjà en difficulté n’auront pas autant de chance. D’ailleurs l’un des premiers symptômes du confinement est l’apparition de la violence conjugale. Avec la surdensité dans un petit logement, on se marche sur les pieds et chacun devient le stress de l’autre. Il n’y a pas d’option d’apaisement si ce n’est se mettre devant un écran et de ne plus bouger. Or, dès lors que l’on « se tanque », on s’adapte en mangeant des glucides, du salé et du gras : des leurres endocriniens particulièrement agressifs pour les filles. Car ces dernières, en s’immobilisant devant la télé créent plus facilement des graisses. Or, au-dessus d’un certain seuil, la graisse féminine fabrique de la leptine qui ouvre l’appétit et les font entrer dans un cercle vicieux. Les filles de parents pauvres payent donc davantage le confinement que les autres. Elles payent même plus que les garçons de parents pauvres qui eux, trichent davantage, sortent et font les pitres (quand les filles transgressent beaucoup moins). Pour eux, l’impact est moindre car ils bougent et s’éduquent entre eux. Ils ne commencent à payer qu’à l’apparition de l’incivilité qui les amène à être punis.

Il y a donc plus de disparités de genres dans les familles pauvres, l’injustice sociale les frappe encore. Et ces disparités ne touchent pas seulement les enfants mais aussi les parents. En outre, une mère seule qui travaille doit donner une bonne partie de son salaire à l’assistante maternelle ou à la crèche. Si son métier ne lui plait pas ou que c’est un métier instable, elle va nécessairement préférer arrêter de travailler pour s’occuper seule de son enfant. En cela, on voit s’aggraver l’injustice sociale. »

Talence Citémag’ : « Pour finir, comment contourner les impacts du port du masque chez les tout petits ? »

Boris Cyrulnik : « Lorsque l’enfant arrive au monde il perçoit sa mère sous forme d’objet partiel : il s’oriente automatiquement vers le mamelon et ne s’accroche au regard de sa mère qu’à trois centimètres avec des saccades oculaires. À ce moment-là, l’objet sensoriel maternel est encore très partiel. Plus tard cet objet se dilate et on l’appellera Maman. Avec le deuxième parent, il apprend à s’attacher à une autre figure d’attachement. John Bowlby disait dès 1950 que « le système familial le plus protecteur est un système à multiple attachement ». Il considère qu’il faut six figures plus ou moins deux. S’il n’y a aucune figure d’attachement, l’enfant vit un désert sensoriel et c’est une catastrophe que l’on constate en neuro-imagerie. Mais s’il y a vingt personnes alors l’enfant ne peut pas s’attacher car le changement va trop vite, il n’y a pas de processus de mémoire et donc pas de familiarisation. C’est comme s’il n’y avait presque personne. De même si le bébé est avec une mère seule qui travaille, sa niche sensorielle est appauvrie. L’idéal se situe entre quatre et six personnes : le père, la mère, l’assistante maternelle, la grand-mère… une niche constituée de plusieurs sillons d’attachement. Là il y a toujours quelqu’un qui rit, qui parle ou qui fronce les sourcils en faisant « ttt, ttt, ttt » (car l’interdit fait partie intégrante de l’éducation). Il apprendra alors à décoder les mimiques faciales, puis à parler.

Quand il y a des masques, au tout départ le bébé s’en fiche puisqu’il ne voit que le mamelon et n’entend que les basses fréquences de la voix maternelle. Il ne considère même pas le bas du visage. Ce n’est que plus tard, autour de ses trois ou quatre mois, qu’il imitera. Mais s’il passe ne serait-ce que 10% de son temps avec des personnes sans maques, ou bien si, plus tard dans son évolution, tout le monde retire les masques, il pourra rattraper son retard sans difficulté. Car un retard à cet âge-là n’est pas grave. L’évolution des bébés n’est pas linéaire mais plutôt à imager sous la forme de marches : si l’enfant n’a pas franchi une marche à six mois, il pourra la passer le mois d’après.

Pour finir sur une touche très positive avec ces histoires de masques et de confinement, nous n’aurons la réponse que dans quelques mois mais avec ce troisième confinement on voit le retour de l’importance de la famille. On va peut-être recréer ces grandes familles qui existaient avant car les confinements successifs obligent les jeunes qui vivent une trop grande agression à fuir leur toute petite chambre pour retrouver la maison familiale. On découvre aussi comme l’amitié nous manque, les relations en général, la proximité. On ne sait pas encore ce qui va advenir suite à cette crise mais mon hypothèse c’est qu’il va y avoir un rebond d’attachement ! Et dans la future culture que l’on se créera, on voyagera sans doute moins loin, on mangera moins de viande et on se nourrira par d’autres circuits, industries et relations. Donc cette crise va certes aggraver les inégalités mais aussi améliorer les modes d’arrêt de l’hyperconsommation et nous inciter à renouer les uns avec les autres. »

Liens utiles :

 

Pour en savoir plus...

➡️ CONFÉRENCE avec Chloé Ruby
«  la gestion des émotions chez le jeune enfant » :

  • Rendez-vous le samedi 26 juin à partir de 17h30 à l’IRTS  (l’accueil sera ouvert dès 17h00)
  • Inscription par mail à : ipe.talence@yahoo.com

Développer les compétences des professionnels et soutenir la parentalité est l’ambition commune que partage la mairie de Talence et l’Institut de la petite enfance. En effet, comme le dit si bien Boris Cyrulnik, « faire naître un enfant n’est pas suffisant, il faut aussi le mettre au monde » d’où ce souhait de permettre au plus grand nombre de mieux le comprendre pour bien accompagner ses premières années. Chaque année un chercheur de renommée nationale voire internationale vient ainsi partager ses connaissances et échanger avec toutes celles et ceux qui s’intéressent au développement du jeune enfant. Cette année, ce sera Chloé Ruby, à l’origine de la théorie du bébé libre-explorateur qui, s’il a besoin de repères, est aussi pleinement compétent pour s’ouvrir et cheminer, de lui-même et par lui-même, dans le monde.

PETITE ENFANCE

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